Les années d’Annie Ernaux

Les années d’Annie Ernaux

Comment sait-on que nous sommes en train de lire un livre qui marquera à jamais notre vie ? Parce qu’il dit une vérité ? Notre vérité ? Car il nous fait frissonner ? Il réveille en nous de nombreux échos ? Ces descriptions de la classe moyenne qui s’éveille dans les années 1960 et s’enrichit peu à peu, n’est-ce pas la famille paternelle, fière de ses Citroën, de sa cuisine intégrée et de son frigidaire et de sa maison au bord de la Méditerranée ? Ces aspirations féminines, à un nouvel amour, une nouvelle vie, une vie d’arts, de discussions et de cigarettes, ne sont-elles pas les miennes et celles de mes amies ? Cette sexagénaire qui reçoit ses deux fils trentenaires, leurs amies, puis ses petits enfants, est-ce moi dans trente ans ? Ivre de famille et du vide laissé après leur départ ? Cette peur d’adolescente et de jeune femme, du ventre plein et des règles qui disparaissent, n’a-t-elle pas été notre peur à toutes ? Pilules, du lendemain, ou de tous les jours, capote, angoisse quotidienne de toutes les femmes, de tous les siècles. Et puis ce SIDA, auquel on ne pense plus mais qui est toujours là.

Comment sait-on que nous sommes en train de lire un livre qui marquera à jamais notre vie ?

Annie Ernaux, je ne vous connaissais pas, mais j’ai trouvé ma voix.

L’écho des femmes, tiraillée entre deux mondes, deux classes celui d’avant et le sien.

En lisant Annie Ernaux, on pense à tout, même aux nouvelles d’Alabama.

« Elles ne se doutaient pas que les garçons assis à côté d’elles sur le banc de l’amphi s’effrayaient de leurs corps. Que s’ils répondaient par monosyllabes à leurs questions les plus innocentes, ce n’était pas mépris mais crainte des complications de leur ventre tiède, tout compte fait ils préféraient se branler le soir.

Faute d’avoir eu peur à temps dans la pinède ou sur le sable de la Costa Brava, le temps s’arrêtait devant un fond de culotte toujours blanc depuis des jours. Il fallait « faire passer » d’une façon -en Suisse pour les rouges – ou d’une autre- dans la cuisine d’une femme inconnue sans spécialité sortant une sonde bouillie d’un fait tout. Avoir lu Simone de Beauvoir ne servait à rien qu’à vérifier le malheur d’avoir un utérus. Les filles continuaient donc de prendre leur température comme des malades, de calculer les périodes à risque, trois semaines sur quatre. Elle vivaient dans deux temps différents, celui de tout le monde, des exposés à faire, des vacances, et celui, capricieux, menaçant, toujours susceptible, de s’arrêter, le temps mortel de leur sang. »

Il me reste beaucoup à lire de vous. Ça tombe bien, j’ai tout mon temps.


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