Le chagrin des vivants d’Ann Hope

Le chagrin des vivants d’Ann Hope

Combien de fantômes la Grande Guerre a-t-elle laissés sur terre?

Fantômes de ces jeunes hommes, abandonnés sur les champs de batailles, ensevelis sous la boue, pulvérisés par des obus, oubliés des heures et agonisants dans un no man’s land bruyant, putréfié et cauchemardesque. Morts condamnés à l’errance éternelle, dans les cauchemars de leurs mères, veuves et frères et soeurs.

Et ces vivants qui reviennent changés à jamais de cette boucherie. Hantés par leurs actes, leur lâcheté, leurs amis laissés en France. Tous victimes de stress post-traumatique à qui personne n’ose parler. Tous ces anciens combattants, qu’ils soient officiers, capitaines ou simples soldats, luttent contre les fantômes du passé, les visions cauchemardesques et cette peur de l’assaut qui revient dans leurs rêves chaque nuit.

La Guerre est une affaire d’hommes, nous l’avons bien compris. Mais Anne Hope s’émancipe du journal de guerre classique et nous livre une vision féminine de l’après-guerre par le biais de Celles qui sont restées et ont perdu. Une semaine de la vie de trois femmes en novembre 1920.

Evelyn, dont le fiancé n’est jamais revenu de France. Elle oeuvre auprès de ces anciens soldats que le Royaume Uni a abandonné, seulement deux années après la guerre. Son travail n’est pas accepté par sa famille, qui estime que ce n’est pas de son rang et qu’elle devrait laisser son ancien amour dans ses champs de bataille et aller de l’avant. Et se marier, surtout.

Ada, elle, a perdu son fils Michael. Elle ne sait rien des circonstances de sa mort, juste qu’il n’a pas survécu à ses blessures. Ada le voit partout ce fils aimé. Dans sa chambre d’enfant, dans la rue, dans ses rêves. Jusqu’au jour où un colporteur prononce mystérieusement son prénom, »Michael », et fasse basculer Ada dans un désespoir encore plus profond.

Hettie a perdu son père de la grippe espagnole et son frère est mutique depuis son retour des tranchées. La jeune femme est danseuse de compagnie au Palais. Elle s’aventure dans un club de jazz et tombe sous le charme d’un homme différent des autres, qu’elle va chercher à retrouver et qui la perdra.

Entre chaque chapitre, le récit du retour du soldat inconnu à Londres, de la tranchée d’où il est déterré jusqu’ à son arrivée à Douvres. Son voyage en train jusqu’à Londres, où il fendra la foule. Chaque mère, fille, soeur, ancien soldat verra en lui le fils, le père, le frère, le compagnon d’armes tombé dans la Somme, dans l’Aisne, à Ypres ou Arras. Incarnation du deuil d’un pays, comme ces monuments aux morts jaillissant dans les villages anglais, le Soldat Inconnu aidera le Royaume-Uni à faire son deuil et honorer le soldat britannique, à défaut de lui payer les primes tant espérées.

Ces destins s’entrecroisent et forment le beau récit mélancolique qu’est Le chagrin des Vivants. Un Mrs Dalloway contemporain qui décrit une société britannique traumatisée par la guerre, à l’instar du reste de l’Europe. Un chagrin national dont on ne sait que faire à cette époque où l’on ne parle pas de ce que l’on ressent, où l’État n’ a pas encore les outils pour réparer ces blessures psychologiques invisibles qui gangrènent les familles endeuillées ou celles ont retrouvé des hommes sains de corps mais à l’esprit tourmenté par la violence des combats.

Un beau roman à lire sur la guerre, très édifiant, bien documenté et écrit avec une très forte délicatesse.

Extrait.

« Alors que le silence s’étire, quelque chose devient manifeste. Il n’est pas là. Son fils n’est pas à l’intérieur de cette boîte. Et pourtant elle n’est pas vide, elle est pleine d’un chagrin retentissant: le chagrin des vivants.

Un clairon retentit, la sonnerie aux morts, presque imperceptible de là où elles se trouvent. Comme la dernière note s’éteint, la foule expire. Pendant un long moment les gens restent sur place, comme réticents à bouger. Puis, d’abord très indistinctement, au loin, leur parvient le bruit de la circulation, le bourdonnement de la vie qui reprend, de plus en plus fort. Un bruit familier, qui sonne pourtant comme un affront. »


Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :