Et devant moi, le monde de Joyce Maynard

Et devant moi, le monde de Joyce Maynard

Je n’avais pas aimé Une adolescence américaine. Malgré une plume assurée pour un si jeune âge, j’avais eu l’impression que Joyce Maynard était un peu à côté de la plaque. Qu’elle vivait sa jeunesse de l’extérieur, un peu absente du monde, observatrice savante de ses semblables. Il y avait quelque chose qui me turlupinait. Et pour cause. Maynard ne nous disait pas tout.

À l’époque du célèbre article paru dans le New York Times en 1972, la jeune écrivain reçoit des milliers de lettres. L’une d’elle l’interpelle. Elle est signée J.D. Salinger.

« Je fais partie des très rares personnes vivant sur le campus de Yale (…) à ne pas avoir lu L’Attrape-coeurs. Pas plus que les Nouvelles. À la vérité, je n’ai rien lu de Salinger (…)

Néanmoins son nom m’impressionne. Qu’un homme célèbre me fasse part de son approbation me transporte de joie. Moins en raison d’une quelconque ambition de devenir écrivain que de mon envie de plaire. »

Joyce va répondre à la première lettre de l’écrivain. Sa deuxième ne mettra pas une semaine à parvenir à la jeune fille. D’autres arriveront, encore et encore. Commencera alors une correspondance entre l’homme de lettres et la jeune fille en fleurs.

Très vite, les lettres ne suffisent plus. L’homme et la jeune fille se téléphonent. La rencontre est inévitable. Ils se voient d’abord un week-end, puis d’autres fois, plus longues encore. Et enfin, Joyce plaque tout pour s’installer à Cornish, New Hampshire. Elle a dix-neuf ans. Jerry Salinger en a trente cinq de plus.

Ce qui sidère très vite, c’est l’absence de réaction des adultes autour d’elle. Personne n’envisage le fait que l’intérêt d’un homme pour une fille si jeune ne puisse pas être anodin. Ensuite, Joyce abandonne ses prestigieuses études à Yale. Certes pour écrire un livre déjà commandé par une maison d’édition; mais elle plaque tout pour un homme qu’elle connaît à peine. Aucune réaction de ses parents.

De ces mois passés ensemble, tout sera passé sous silence dans Une adolescence Américaine. C’est ce silence dont elle fait Et devant moi, le monde. Ou du moins, ce qu’il y en-dessous.

La vie à Cornish n’a rien d’idyllique. Peut-être est ce pour ça que la jeune femme le tait dans son roman d’adolescence. Salinger vit en reclus, ses enfants lui rendent parfois visite. S’il est charmant avec d’éventuels visiteurs, il a un ascendant sur Maynard qui confine à la perversité et lui donne un côté gourou érudit. Il la coupe du monde, du succès, de la médecine moderne (il ne jure que par l’homéopathie et soigne son entourage avec des breuvages qu’il prépare après un long diagnostic fait de questions absurdes), des choses qu’IL juge inutiles. Lui seul a la bonne vision du monde. Son microscope est réduit à cet homme -autrefois- de talent. Il y a quelque chose de pourri au New-Hampshire.

Puis du jour au lendemain, le vieux faune la congédie. Sans explications.

Comment vivre après une telle expérience? Comment créer et écrire alors qu’un homme vous a en l’espace de quelques mois portée aux nues, puis rabaissée à moins que rien? Et comment se lier avec d’autres hommes après ça? Devenir mère? Femme?

L’auteure a du vivre longtemps avec cette Histoire. Le vieil écrivain lui avait bien sûr interdit de parler de leur liaison, mais au bout de vingt-cinq années, Joyce Maynard s’est livrée dans ce magnifique roman. Un roman de reconstruction, d’enquête, mais pas de vengeance. Seulement des questions. L’auteure interroge son entourage avec son histoire. Sa famille. Ses enfants. Et les autres filles de Salinger. Car il y en a eu d’autres, des Joyce Maynard venant vivre avec Salinger. Des voisines, des filles rencontrées ça et là. Des filles qui ont elles aussi reçu des lettres. Et nous aussi, on se questionne. Quand on lit le livre, on ne peut pas s’empêcher de penser, à propos du livre »L’a-t-il lu le vieux Salinger? « 

« Il est apparu que, pour beaucoup de ceux qui m’ont critiquée, le seul événement de ma vie avait été de coucher avec un grand homme. Ce qui était démoralisant, pas seulement sur un plan personnel, mais à cause de ce qui semblait être pour ces gens la perception des femmes, à travers leur portrait de moi et de mon histoire. J’espère qu’une intellectuelle féminine étudiera un jour pourquoi, lorsqu’une femme raconte son histoire, elle si fréquemment tournée en ridicule et jugée comme égocentrique et fondamentalement dénuée d’importance (…)L’hostilité envers les femmes qui demeure enracinée dans notre culture se mesure à la manière dont une femme écrivain racontant les luttes qui se trouvent au coeur de la vie des femmes se voit si souvent reprocher de donner dans l’affectif, la complaisance et le trivial. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher très loin des exemples d’hommes écrivains qui se sont exprimés librement sur leur expérience personnelle sans renoncer en rien à l’égocentrisme, et dont on salue le courage et la sincérité fulgurante. »

Alors, l’a-t-il lu le vieux Salinger?


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