Trente ans et des poussières de Jay McInerney


Que répondre à la question « Quel est le livre qui a marqué les années 2010? » Pour l’instant, je ne sais pas, ou je ne l’ai pas encore trouvé. Mais bon sang, je ne peux pas me tromper en avançant que Trente ans et des poussières a dû être l’un des livres phare des années 1990. Si vous lisez autre chose que des prix Goncourt ou des polars scandinaves, vous serez peut-être un peu d’accord avec moi. Je n’ose même pas imaginer l’effet qu’il a du faire à un trentenaire new-yorkais à sa sortie en 1992. Ce livre s’inscrit tellement dans son époque et dans l’âge de ses supposés lecteurs. Ces lecteurs auxquels il renvoie en pleine face les illusions perdues de toute une génération.

La question de l’argent, du sexe, du mariage, de la carrière, je ne sais pas vous, mais moi je suis en plein dedans. Mes dîners entre potes ressemblent à une vaste parade où chacun se renifle le cul pour savoir qui gagne le plus, qui a le bien immobilier le plus cher, qui a mis le moins de temps à concevoir son gosse, qui a le mioche le plus beau, qui publiera son premier roman en premier, qui a le plus de contacts, qui est le plus musclé et qui investira en locatif en premier. J’ai appris que maintenant on s’exprimait en salaire annuel quand un mec que j’avais pas vu depuis des mois m’a salué par un sobre »un 100 000K » en me parlant des dividendes d’un vieux crouton derrière moi. J’aurai préféré un bonjour, mais je ne suis peut-être pas dans l’air du temps. Tout ce cirque pour s’humilier les uns et les autres, les mariés humilient les célibataires, les mères humilient celles qui n’ont pas d’enfant, celles qui ne veulent pas d’enfants humilient les vaches laitières que sont pour elles les mères, les cadres humilient les smicards, les Parisiens les Provinciaux, les minces les grosses, les cyclistes ces fainéants de conducteurs. Y’a de la dragouille dans l’air dans nos salons copiés sur Pinterest et Instagram, face à un désir qui ronronne, aux ventres qui se ramollissent et aux crânes qui se dégarnissent. Nous sommes tous des Russell et Corrine,à se comparer aux autres, à se chercher du pedigree là il y en jamais eu dans nos familles de la classe moyenne, à essayer de faire rentrer un cul trop mou dans un pantalon acheté une taille en-dessous ou acheter des fringues trop chères pour notre budget, à se rendre compte qu’à trente-quatre ans, on est pas du tout là où on s’imaginait à vingt ans. Les fameuses illusions perdues, bordel de m…..

Pourtant, serons-nous comme Russell? À tout foutre en l’air pour devenir celui dont on a toujours rêvé ? À tenter une OPA sauvage pour racheter sa maison d’édition, alors qu’on est qu’un pauvre éditeur de seconde zone? À tromper sa femme à la foire du livre de Francfort au milieu des pontes du genre que nous ne serons jamais?

Mise en scène du livre Trente ans et des poussières de Jay McInerney par Je n’ai pas de livre préféré

Héros mi balzacien mi flaubertien pour ses dents longues et sa capacité à passer côté de l’Histoire, Russell est l’anti héros par excellence. Il vit, aime, travaille en 1987. 87 c’est l’année d’un krach boursier qui ne ferait pas pâle figure devant celui de 2008. Alors vous imaginez bien combien Russell s’est trompé à fréquenter les yuppies qui jouent avec la bourse remontés à la coke et par les coups dans les chiottes des endroits le plus branchés de Manhattan. A quel point il a effleuré ses ambitions de trop près.En 1987, Brooklyn n’est pas encore branché, New-York n’a pas encore été nettoyée par ses maires successifs et les Hamptons ne sont pas encore surinvesties par les milliardaires.

Je me trompe quand je dis que Jay McInerney a publié le grand roman des années 1990, il y a aussi ce cher camarade de notre auteur, son doux adversaire littéraire, Bret Easton Ellis qui a publié l’excellentissime American Psycho, la même année que Trente Ans et des poussières, en 1992. Donc pour moi, il y a deux romans phares pour les nineties. Romans que j’aurai lu beaucoup lus tard.

Extrait:

« L’ été était tombé sur la ville comme une bande de jeunes déboulant soudain au coin de la rue: lourd de menaces, roulant des mécaniques, plein d’odeurs et d’excitation, chargé d’électricité négative. Tout et n’importe quoi était possible. Il y avait des mirages, des rumeurs naissaient de la vibration de l’asphalte surchauffé, des envies plus fortes de rigolades et d’assassinats.

La plupart des citadins songeaient à la fuite, mais un certain plaisir caustique s’offrait dans les rues en fusion. L’ air visqueux devenait supraconducteur des courants sexuels entre un million de piétons en nage, et les regards sans équivoque qu’échangeaient les amateurs alanguis duraient, comme les jours, plus longtemps qu’aux autres saisons. Dans cette atmosphère de peste, l’épais remugle d’une lubricité en rupture de ban flottait pourtant dans l’air; à la nuit, les couples mariés et ceux qui auraient aussi bien pu l’être demeuraient allongés sur leurs draps trempés comme en équilibre précaire, de crainte, s’ils se penchaient, de choir hors de leur amour. »

Avis aux trentenaires, voici votre Bible.


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