Le sport des rois de C.E. Morgan

Le sport des rois de C.E. Morgan

Il y a quelque chose de pourri au Kentucky, cet État sudiste sentant encore la ségrégation à plein nez et les honteux secrets de famille.

Henry Forge, vénérable propriétaire terrien a réussi en s’émancipant de l’idéal de son père, John Henry, vieux tyran rigide qui régnait sur des terres ancestrales gorgées de maïs et de rancoeur. Le vieux gérait une maisonnée vieillissante bâtie sur les cadavres des esclaves, épouses et enfants des Forge précédents. Éperdu d’amour et d’admiration pour les chevaux depuis son plus jeune âge, Henry veut se tracer une destinée encore plus brillante que celle ses ancêtres et décide d’élever des chevaux. Il choisit naturellement les purs sangs et les courses hippiques, rien de moins. Il veut créer un cheval à la hauteur du prestige et de la richesse de sa famille. Un cheval qui lui apportera encore plus d’argent et de pouvoir. Forge se lance, années après années, dans la quête désespérée de l’équidé parfait. En décortiquant les idées de Darwin et de généticiens, il cherche sans cesse à produire le plus beau et puissant des spécimens, par des accouplements recherchés, savamment pensés, manipulant la génétique et les lois de la science pour assoir la réputation de sa famille.

Forge a une fille Henrietta, qui le seconde. Une Forge issue de la volonté malsaine de son père à donner lui-même naissance à une lignée parfaite, instruite et au physique avantageux, une lignée d’aristocrates au sang pur, comme les chevaux du domaine. Henrietta est forte, forte de son pouvoir, de sa richesse et de son intelligence. De sa capacité à séduire un homme chaque soir à celle d’aimer un nouveau venu dans l’empire familial.

Un empire si solide en apparence s’ébranle comme un château de cartes, à cause à l’arrivée d’Allmon Shaughnessy.

Allmon Shaughnessy. Sa mère était Noire, son père est Blanc. Il l’est ou l’était, on en sait trop rien, celui-ci a disparu de la vie du jeune homme lorsqu’il était enfant. Allmon est noir pour la plupart des gens et ce n’est pas rien de l’être dans l’empire des Blancs. Allmon c’est la volonté de réussir avec un passé qu’il traîne à ses pieds comme un Sisyphe faisant éternellement rouler son rocher. Dans le grand rêve de l’Amérique, il apprend depuis toujours qu’il ne sera pas un putain de gagnant, ça non. Les voix de ses ancêtres et de sa famille, l’accompagnent, l’exhortent, le hantent, ces voix se mêlant dans une litanie, un choeur grec le poussant à prendre sans cesse les mauvaises décisions. Il y a la voix de Scipio l’esclave, nom que l’on retrouve dans les vieux registres de la famille Forge, Scipion l’africain du Kentucky, qui a vécu son odyssée, suivi son chemin de fer souterrain tracé seul à la force de sa volonté. Celle de son grand père, le Révérend régnant dans les bas quartiers de Cincinatti, idole religieuse pourrissante dans la cave humide son église bientôt partie en flammes. Et Marie, sa mère, sa maman, idéalisée, brisée par Mike Shaughnessy, le bel irlandais qui ne peut pas s’empêcher de séduire et d’engrosser les femmes. Le lupus et un coeur brisé tuent la mère adorée d’Allmon, sa mort traçant le triste chemin de notre personnage.

Mais le personnage central de l’histoire n’est pas forcément la famille Forge ou Allmon Shaughnessy. C’est le cheval. Morgan maîtrise son sujet, les nuances des robes des chevaux, leurs muscles, leurs races. Le nom des vainqueurs des grandes courses américaines et les faiblesses de leur anatomie. On voit littéralement le sang jaillir des naseaux des chevaux de course épuisés par ces secondes d’efforts intenses. On imagine le son des sabots qui foulent l’herbe des champs hippiques, le souffle chaud des bêtes et la chaleur de leur fièvre après la blessure. Ces connaissances permettent à l’auteure de nous peindre le cheval idéal, issu des manipulations et des croisements savamment organisés par Forge, tel un docteur Frankenstein créant à distance le monstre parfait, générations après générations, accouplements après accouplements. Il y a eu Secretariat et il y a désormais Hellsmouth. La jeune pouliche est la triste métaphore de la chute de la famille. Animal parfait, rapide et destiné aux derbys et à gagner le grand chelem l’animal magnifiquement décrit se brise les rêves de tous les personnages humains du livre.

Le sport des rois tape là où ça fait mal. Morgan insiste sur les vieilles hontes de l’Amérique, sur ces familles hantées par leurs ancêtres esclaves et sur ces propriétaires terriens qui n’auraient pu rien bâtir sans ces derniers. D’ailleurs les courses hippiques n’étaient-elles pas l’apanage des Noirs avant que les Blancs s’en emparent, l’érigent au rang de Sport des Rois et en fassent le summum des événements de la haute société?

Le roman est une véritable rengaine, entrecoupée par des voix d’outre tombe qui chantent la grandeur et la décadence des Forge. Un roman qui se termine dans les flammes de cet enfer qu’est l’Amérique.

Extrait.

« Reuben avait suffisamment patienté. Il envoya sa cravache sur la croupe comme une décharge électrique et, en un battement de cils vers l’arrière, entrevit la croupe comme une décharge électrique et, en un battement de cils vers l’arrière, entrevit la croupe de sa pouliche, les muscles qui se contractaient sous la peau, et Hellsmouth qui jaillissait de son rang avec une puissance infernale, au point que sa première foulée déchaînée fit passer les trois derniers quarts de mile pour une vaste plaisanterie. Tandis qu’elle se propulsait en avant, elle perça le long de la lice et asséna au passage un coup à faire claquer les dents de Play Some Music. Pendant que Racz cravachait et corrigeait la trajectoire de sa jument baie, Hellsmouth fonçait à la corde avec une foulée si longue, si sûre, si éblouissante, que la tribune toute entière se leva comme un seul homme, soulevée par un élan qui semblait monter du centre de la terre. Lorsque Hellsmouth, complètement allongée, ses membres défiant la nature même, franchit le fil, les fermiers entendirent le cri à cinq kilomètres à la ronde. Play Some Music la suivait à deux bonnes longueurs, la foule criait à rendre sourds hommes et animaux et Mack se tenait le crâne des deux mains le long d cela piste. »Putain de course historique! hurlait-il. Je suis trop vieux pour ça! »

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